Tu as certainement entendu parler d’Ahimsa dans les milieux du yoga, au hasard en levant les yeux vers l’entête de ce site. Mais de quoi parle-t-on quand on mentionne Ahimsa ? Comment l’appliquer à notre pratique et plus généralement, notre vie ? Je te propose de décortiquer ensemble cette notion, moins binaire qu’il n’y paraît.
Origines
Ahimsa (अहिम्सा ou अहिंसा) est traduit de manière simplifiée par “non-violence”.
Le mot en sanskrit se compose de himsa (हिंसा), la violence (plus généralement tout acte nuisible, qu’il soit implicite, verbal ou physique) et du préfixe privatif a. C’est donc littéralement “ne pas causer de violence, ne pas engendrer quelconques nuisances”.
Bien que nous allons voir que son emploi peut être plus subtil ou nuancé selon les textes dans lequel on le retrouve, Ahimsa peut être rapproché du latin “primum non nocere” (“avant toute chose, ne pas nuire”), le premier principe de prudence en médecine et pharmacie.
Plongeons un instant dans les textes fondateurs du Yoga pour mieux comprendre Ahimsa.
Ahimsa dans les textes classiques du Yoga
Ahimsa est évoqué dans de très nombreux textes de la littérature yoguique, des Rig Veda aux Yoga Sutras en passant par la Bhagavad Gita ou le Mahabharata. Sans partir dans une analyse exhaustive, arrêtons-nous sur quelques morceaux choisis.
Yoga Sutras de Patanjali
Les Yogas Sutras de Patanjali sont le plus souvent cités quand on parle d’Ahimsa, à travers notamment les huit membres du yoga. Tu peux retrouver sur le blog une présentation des Yoga Sutras (article dans lequel je fais un focus sur les 8 membres du Yoga) ainsi qu’une sélection de lectures sur le sujet.
Le premier des Yamas
Les Yamas constituent la première branche du code éthique décrit par Patanjali. Première branche maîtresse qui se divise en cinq ramifications, cinq branches dont la première est Ahimsa.
Dans les Yoga Sutras, Ahimsa apparaît tout d’abord dans le sutra 2.30, qui présente les cinq Yamas : “Ahimsa satya asteya brahmacharya aparigraha yamah” (= “Les Yamas sont la non-violence, la vérité, le désintéressement, la modération, le refus des possessions inutiles.”, traduction de Françoise Mazet)
On peut également traduire ce sutra en gardant le nom des Yamas, les présentant comme des concepts plus riches et denses de sens que leur simple traduction, ce qui nous donne “Les Yamas sont Ahimsa, Satya, Asteya, Brahmacharya et Aparigraha”.
Les Yamas ne sont pas une liste de choses à faire et ne pas faire, mais sont des notions à incorporer dans nos vies, à placer à la racine de chacune de nos actions pour les questionner. Les Yamas nous aident à déprogrammer les schémas habituels de notre esprit à chaque fois qu’il se replie dans sa zone de confort. Il faut voir les Yamas comme des principes pour nous aider à clarifier nos intentions, le terreau qui permet à nos intentions de se développer en fonction de notre code éthique.
Le sutra suivant, 2.31, présente d’ailleurs les Yamas comme des règles universelles qui ne dépendent ni de lieu, d’époque ou de circonstance de vie.
Notons que dans le Hatha-Yoga Pradipika, Ahimsa n’est pas le premier des Yamas mais … des Niyamas ! Cela peut prêter à confusion quand on veut superposer les textes mais Tara Michael dans son étude de ce texte du 15e siècle explique assez simplement cette différence : Svātmārāma, l’auteur du Hatha-Yoga Pradipika, n’est pas issu de la même tradition que Patanjali.
Comprendre Ahimsa dans les Yoga Sutras
Plus que la non-violence, Ahimsa est décrite par Alan Finger dans Tantras of the Yoga Sutras comme “le procédé par lequel on se libère de toute violence, blessure et dommage envers les autres comme soi-même”. Il ajoute également que l’on crée Ahimsa quand “on neutralise nos propres pulsions d’agression”.
Revenons plus précisément aux sutras concernant Ahimsa. Après avoir présenté les Yamas et les Niyamas (2.32 à 2.34), le texte revient plus spécifiquement sur Ahimsa au sutra 2.35 : “Ahimsa pratisthayam tat samnidhau vaira tyagah” (= “Quand une personne est ancrée dans ahimsa / la non-violence, tout conflit et hostilité cesse en présence de cette personne”.)
Ahimsa est ici présenté comme la clef de voûte de la conduite dans le code yoguique. C’est la solution par laquelle le yogi doit passer pour cultiver l’empathie et la compassion, et à travers ces notions l’amour de soi et des autres.
Ahimsa est souvent décrit comme le Yama suprême car peu importe la notion des 8 branches de Patanjali qui nous fait pondérer une action donnée – que ce soit par exemple Satya la vérité, Santosha le contentement – elle doit toujours l’être à travers le filtre premier d’Ahimsa. On revient encore à notre principe premier de ne jamais nuire, à soi comme aux autres, comme au monde.
Jaganath Carrera estime quant à lui que : “la non-violence / Ahimsa est le Yama suprême et ne doit jamais être enfreint. Il doit être appliqué aux êtres humains, animaux et y compris à ceux que l’on pense inanimés”.
Nous allons voir plus loin comment cette notion, bien que noble, peut être toutefois tempérée et remise en question, au-delà d’une première approche qui pourrait sembler assez manichéenne. Interroger notre monde à travers Ahimsa demande en effet de dépasser le spectre d’analyse binaire Bien / Mal.
Ahimsa Paramo Dharma ?
Nous venons de voir Ahimsa comme le vœu ultime et universel. Mais est-ce vraiment le cas pour un yogi (et hors contexte yoguique également) ?
Issue de l’épopée mythologique hindoue du Mahabharata, la phrase “Ahimsa Paramo Dharma” a été très largement popularisée par Mahatma Gandhi. Elle signifie qu’Ahimsa est le Dharma ultime, le devoir suprême. Mais est-il réellement possible de n’être uniquement que dans la non-violence ? De ne jamais répondre à la violence par la violence ?
On trouve en réponse à “Ahimsa Paramo Dharma” des textes et vidéos qui prétendent que cette phrase populaire n’est qu’une demie vérité et que la sloka (le verset) dont elle serait issue serait en fait “Ahimsa paramo Dharma, Dharma himsa tathaiva cha”, qui veut dire “La non-violence est le dharma ultime au même titre que la violence peut être au service du dharma.” Toutefois, cette phrase “complète” serait en fait une invention de Swami Chinmayananda, penseur et maître indien, entre autres enseignant de l’Advaita Vedanta.
Sans rentrer dans des polémiques qui nous dépassent, que ce point soit historiquement juste ou non, il n’en est pas moins intéressant sur le plan philosophique. Jusqu’où le vœu de non-violence peut-il nous entraîner ? Comment le code d’éthique yoguique peut-il répondre à une agression qui pourrait être circonscrite par l’utilisation de la violence ?
On pourrait tempérer cette notion de vœu suprême d’Ahimsa. Peut-être que seulement un renonçant religieux, comme le sannyasin hindou par exemple, peut prétendre vivre Ahimsa comme un vœu suprême et absolu, en ne réagissant pas par exemple si on l’agresse. Pour le reste du monde – y compris pour les yogis, Ahimsa reste un concept philosophique relatif car il est nécessaire de se protéger physiquement et psychologiquement contre une agression, quelle qu’elle soit.
Jaganath Carrera explique la dominance d’Ahimsa au-dessus de tout par le fait que la perspective yoguique se base davantage sur la motivation que sur l’action elle-même et pose le questionnement classique “la fin justifie-t-elle les moyens ?”, comprendre par là “doit-on accepter par la violence pour faire régner la non violence ?”. Des questionnements philosophiques toujours terriblement d’actualité.
Au-delà de l’aspect dramatique que peut engendrer la violence et la réponse qu’on lui apporte dans le monde, on peut commencer par l’interroger à un plus petit niveau, dans notre vie, dans notre rapport à nous-même et aux autres, à notre corps.
De la philosophie à la pratique
Ahimsa sur le tapis
Sortons donc des débats philosophiques sans fin (même si ils sont intéressants) et revenons à notre pratique : comment appliquer Ahimsa concrètement dans ma pratique du yoga ?
Avant toute chose : l’écoute de soi !
L’écoute de son corps et de ses sensations permet de ne pas réaliser des postures qui seraient dangereuses pour soi. Bien entendu, il est vain de se penser à l’abri de toutes blessures, mais il est essentiel d’apporter un soin et une attention particulière à son corps dans chaque posture, dans chaque transition, dans chaque souffle. Forcer dans une posture n’entraînera que la blessure. La réalisation est dans l’expérience du yoga, pas sa performance.
Avec l’écoute du corps vient également l’écoute du mental : c’est souvent l’envie de faire une posture qui ressemble à quelque chose (une image, un idéal …) qui nous pousse à aller au-delà de nos capacités et à la blessure. Ahimsa sur le tapis c’est également écouter son mental pour le préserver de la pression que l’on peut s’imposer, de la comparaison que la société de l’image et du paraître nous fait subir. C’est également remettre l’ego à sa place juste.
Il y a bien d’autres façons d’amener Ahimsa sur le tapis – par le soin du corps, par des affirmations inspirantes, des séquences et méditations sur l’amour bienveillant, l’imagination est la seule limite ici !
Chanter Ahimsa
Une des façons de pratiquer Ahimsa sur le tapis est par la chant, notamment avec le très beau mantra de paix Lokakshema. “Om – Lokah samastah sukhino bhavantu” (ॐ – लोकाः समस्ताः सुखिनो भवन्तु) signifie “Puissent tous les êtres dans tous les mondes être heureux et libres”. Souvent chanté pour clôturer une séance, il est en fait la dernière partie d’un mantra plus long, le Mangala Mantra, “le mantra qui porte bonheur”.
Clémentine Erpicum écrit à son sujet :
“Ce mantra est sans doute le plus approprié aux temps actuels. Il est un puissant antidote à l’anxiété provoqué par la souffrance des humains et des animaux, des mers et des forêts, de la terre entière, face à laquelle on se sent à la fois submergé et impuissant. Chanter ces quelques mots permet de souhaiter la paix mondiale tout en restaurant la paix mentale. Incitant à la connexion et à la compassion, ce mantra clarifie la pensée pour agir à notre niveau, avec lucidité.”
Mantras – Le yoga de la voix
Je suis tombée au hasard de mes recherches sur cette très jolie vidéo du mantra en écrivant cet article et j’avais envie de la partager ici, que l’on connaisse ou non le mantra, elle reflète bien l’idée d’universel qu’il incarne.
Ahimsa au quotidien
Le yoga n’est pas que dans l’étude des textes et sur le tapis, mais il se vit à chaque instant. Il est possible de transposer les codes éthiques du yoga à chaque moment de notre vie.
Intégrer Ahimsa dans son quotidien c’est bien évidemment avant toute chose refuser la violence, ou tout du moins refuser d’être à son origine. Mais une fois passé le “Tu ne tueras point” qui me semble assez évident, et plutôt toujours une bonne option à la fête des voisins, où et comment appliquer Ahimsa ?
Alimentation, hygiène, consommation quotidienne : autant de sujets triviaux pour lesquels on peut décider de ne pas cautionner l’exploitation humaine et la souffrance animale. Ahimsa peut également être dans notre rapport à l’environnement et le respect des ressources naturelles.
Refuser la violence ne se cantonne pas à l’aspect physique et tangible. En partant de soi, Ahimsa est dans la façon dont je traite mon corps mais aussi mon mental, la perception que j’ai de moi. C’est refuser ces phrases assassines que l’on peut se répéter à tort, cesser les pensées limitantes qui nous font plus de mal qu’autre chose.
Ahimsa se loge dans l’observation de nos émotions. Face à des situations négatives, ma colère peut être légitime mais ses conséquences le sont-elles tout autant ? Comme le rappelle Jaganath Carrera, “La violence est souvent une réaction à la peur, un symptôme clef de la domination de l’égoïsme et de l’ignorance sur l’esprit. La violence n’est pas définie par un acte de destruction en particulier mais par le désir de voir l’autre blessé. Voilà pourquoi la non-violence comprend le fait de s’abstenir de nuire en pensée comme en parole comme en acte.” Et comme chacun sait, la peur mène à la colère, la colère mène à la haine, la haine mène à la souffrance (oui, tout à fait, citer Yoda ici me semble fort à propos).
Ahimsa c’est donc aussi mon rapport aux autres, les mots que j’emploie, mon attitude face au monde. C’est mon comportement en société. On peut ici voir Ahimsa dans le premier des accords toltèques de Miguel Angel Ruiz : “Que ta parole soit impeccable”.
Ahimsa est dans mon engagement au monde pour l’égalité, l’équanimité, pour un monde juste pour toustes.
Tu l’auras compris, Ahimsa est bien plus qu’un simple principe de bon sens ou de savoir vivre en société. Il est le vœu que l’on se fait soi et au monde de vivre en paix. C’est un engagement qui demande des années (si ce n’est toute une vie) à perfectionner. Il demande autant de patience que de force, de courage, de foi et de compréhension profonde de soi et de ce qui nous entoure. Il est en germe en chacun de nous, et il ne tient qu’à nous de le cultiver et le faire grandir à travers le yoga.